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Le droit du travail établit un équilibre délicat. D'un côté, le salarié bénéficie de la liberté d'expression, un droit fondamental qui lui permet de donner son opinion, y compris pour critiquer son employeur. De l'autre, cette liberté a des limites claires : l'abus, caractérisé par des propos injurieux ou des menaces, peut constituer une faute grave justifiant un licenciement immédiat.
Cet article analyse une décision de la Cour d'appel de Versailles (RG n° 23/01824 du 11 septembre 2025) qui illustre parfaitement ce conflit. En confirmant le licenciement pour faute grave d'un salarié ayant proféré des menaces physiques, la Cour offre des enseignements précieux sur les frontières à ne pas franchir.
Les faits
Le litige oppose un salarié, embauché le 26 août 2018 en qualité de peseur, à son employeur, la société "Académie Scientifique de Beauté". Le 1er juin 2021, le salarié est convoqué à un entretien préalable à un éventuel licenciement. Le 15 juin 2021, le licenciement pour faute grave est notifié au salarié.
La lettre de licenciement, qui fixe les limites du litige (c'est-à-dire que l'employeur ne pourra pas invoquer d'autres griefs par la suite pour justifier sa décision), listait plusieurs griefs. L'employeur reprochait au salarié un comportement général inacceptable, citant notamment : « L'ensemble des collaborateurs qui travaillent avec vous se sont plaints de vos propos vous conduisant à critiquer en permanence l'entreprise et ses dirigeants et de faire preuve d'un très mauvais esprit. »
La lettre mentionnait également des gestes violents : « Dernièrement, vous avez jeté une bouteille d'alcool vide à travers le local de fabrication... » et « Vous donnez des coups de poing dans les fûts de matières premières ». Le point culminant fut l'attitude du salarié lors de la remise de sa convocation, où il aurait proféré des insultes et des menaces graves envers la direction.
La procédure
Contestant la rupture de son contrat, le salarié a saisi le Conseil de Prud'hommes le 22 avril 2022. Le 23 mai 2023, les juges prud'homaux ont donné raison à l'employeur, jugeant le licenciement pour faute grave justifié et déboutant le salarié de toutes ses demandes.
Le salarié] a fait appel de la décision prud'homale, en articulant sa défense autour de plusieurs axes :
À titre principal : Il demandait la nullité de son licenciement, estimant qu'il portait atteinte à sa liberté d'expression et qu'il était fondé sur une discrimination.
À titre subsidiaire : Il soutenait que le licenciement était sans cause réelle et sérieuse, contestant les faits et arguant que certains étaient prescrits.
En tout état de cause : Il réclamait des dommages et intérêts pour un licenciement qu'il jugeait vexatoire.
La décision de la Cour d'appel de Versailles
La Cour d'appel de Versailles a confirmé le jugement de première instance en écartant un par un les arguments du salarié. Son raisonnement est riche d'enseignements.
La Cour rappelle d'abord le principe selon lequel le salarié jouit de sa liberté d'expression, sauf en cas d'abus. L'abus est clairement défini par l'arrêt comme l'usage de propos « injurieux, diffamatoires ou excessifs ».
Or, en l'espèce, les juges ont considéré que le salarié avait très largement dépassé les limites de l'expression légitime. Pour motiver sa décision, la Cour cite directement les propos les plus graves tenus par le salarié et rapportés par des témoins lors de la remise de sa convocation : « je ne vais pas venir le 11 juin sinon je vais la taper la vieille et elle finira en fauteuil » et « elle ne me connaît pas, je peux lui faire très mal ».
La colère, même face à une procédure disciplinaire perçue comme injuste, ne justifie jamais les menaces physiques ou les insultes. De tels propos font basculer l'exercice d'un droit fondamental dans l'abus, caractérisant une faute grave qui rend impossible le maintien dans l'entreprise.
La faute grave est celle qui « rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise ». Cette impossibilité est directement liée à l'obligation de sécurité de l'employeur. Comme le soulignait la lettre de licenciement : « En notre qualité d'employeur, il relève de notre responsabilité de veiller à la santé et à la sécurité de nos collaborateurs ». En validant la faute grave, la Cour reconnaît que la présence d'un salarié proférant des menaces physiques constitue un risque inacceptable pour les autres membres du personnel, justifiant son éviction immédiate.
Dans cette affaire, la matérialité des faits a été établie par les attestations du directeur de production et du responsable de l'atelier . La Cour a jugé ces deux témoignages « concordants et circonstanciés », soulignant qu'aucun élément ne permettait de douter de leur sincérité.
Par ailleurs, la Cour écarte l'argument de la prescription concernant le jet de bouteille. Elle rappelle que le délai de deux mois pour sanctionner un fait ne court qu'à partir du jour où l'employeur en a eu une « connaissance exacte ». Cette règle vise à garantir la sécurité juridique en empêchant un employeur de garder indéfiniment une sanction en réserve.
Toutefois, son exception protège l'employeur lorsque la faute a été dissimulée ou, comme ici, rapportée tardivement par la hiérarchie.
Enseignement clé pour les représentants du personnel : La solidité d'un dossier disciplinaire repose sur des preuves tangibles. Des témoignages précis, cohérents et qui se corroborent mutuellement créent une narration factuelle puissante. Ils permettent de sortir d'un simple scénario "parole contre parole" et sont extrêmement difficiles à contester devant un juge.
La Cour a également balayé les autres demandes du salarié, faute d'éléments probants.
Sur la discrimination : La demande de nullité a été rejetée car le salarié « n'apporte aucun élément de fait qui laisserait supposer l'existence de cette discrimination ».
Sur le caractère vexatoire : La demande de dommages et intérêts a été écartée, la Cour estimant que le salarié ne justifiait d'aucune « circonstance vexatoire » particulière entourant la rupture.
Enseignement clé : En droit du travail, une accusation sans commencement de preuve est une allégation vaine. Pour la discrimination, la loi exige du salarié qu'il « présente des éléments de fait » qui rendent la discrimination plausible avant que la charge de la preuve ne bascule sur l'employeur.
En conclusion, cette décision de la Cour d'appel de Versailles est une piqûre de rappel sur les règles qui encadrent les relations de travail. Quatre points essentiels peuvent être retenus :
Les Limites de la Liberté d'Expression : Les menaces physiques et les insultes constituent un abus manifeste de cette liberté. Elles peuvent, à elles seules, justifier un licenciement pour faute grave.
L'Importance de la Preuve : Un employeur peut valablement fonder une faute grave sur des témoignages, à condition que ceux-ci soient précis, concordants et jugés sincères par les juges.
La Sécurité est l'Affaire de Tous : La Cour rappelle que la responsabilité de l'employeur de garantir la santé et la sécurité des collaborateurs justifie l'éviction immédiate d'un salarié proférant des menaces, rendant son maintien dans l'entreprise "impossible".
Argumenter ne suffit pas, il faut Prouver : Pour qu'une demande en justice (nullité pour discrimination, dommages-intérêts pour préjudice vexatoire) aboutisse, le salarié doit impérativement fournir des éléments factuels concrets pour soutenir ses allégations.

Par un arrêt du 1er juillet 2025 (pourvoi n°24-14.206), la Cour de cassation rappelle un principe essentiel, trop souvent oublié par les employeurs : on peut licencier un salarié pour faute grave sans pour autant le traiter avec brutalité ou humiliation. En d'autres termes, même fondé, un licenciement ne peut être vexatoire. Cette décision ouvre une brèche bienvenue pour les salarié·es victimes de méthodes de gestion dégradantes, et permet de réclamer réparation pour le préjudice moral causé par la manière dont ils ont été licenciés.
Les faits
Un salarié,, maçon, est embauché le 3 juin 2019 par une société de travaux publics. Le 10 novembre 2020, à la suite d’une altercation, il déclare un accident du travail.
Quelques jours plus tard, il est convoqué à un entretien préalable, mis à pied à titre conservatoire, puis licencié pour faute grave le 25 novembre 2020.
Le salarié saisit alors le conseil de prud’hommes, invoquant notamment la nullité du licenciement (intervention pendant un arrêt lié à un accident du travail), et à défaut, son caractère brutal et vexatoire, réclamant à ce titre des dommages-intérêts distincts de ceux liés à la perte de l’emploi.
Rappel de la procédure
Par un arrêt du 12 décembre 2023, la Cour d’appel de Colmar valide le licenciement pour faute grave. Mais surtout, elle rejette la demande de dommages-intérêts pour licenciement vexatoire, estimant que dès lors que la faute grave est avérée, il ne saurait y avoir de brutalité ou de vexation à licencier.
Le salarié se pourvoit en cassation, en rappelant que le préjudice moral causé par les circonstances d’un licenciement peut exister indépendamment de la cause du licenciement, et être indemnisé.
La décision de la Cour de cassation
La Cour de cassation casse partiellement l’arrêt d’appel, en rappelant un principe pourtant bien établi : « Même lorsqu'il est justifié par une faute grave, le licenciement peut causer au salarié, en raison des circonstances vexatoires qui l'ont accompagné, un préjudice dont il est fondé à demander réparation. » (article 1231-1 du Code civil).
En refusant de rechercher si les circonstances de la rupture avaient été humiliantes ou brutales, la Cour d’appel a privé sa décision de base légale.
L’affaire est donc renvoyée devant une autre Cour d’appel, celle de Metz, pour un nouvel examen sur ce point.
Cette décision est une bouffée d’oxygène pour tous ceux qui, au-delà de la rupture du contrat, subissent la violence psychologique des méthodes employées par certains employeurs.
Mettre à pied un salarié, le convoquer de manière expéditive, le licencier en lui jetant à la figure des accusations humiliantes, le faire raccompagner par un vigile, ou le priver brutalement de ses outils de travail, ce sont des pratiques malheureusement courantes dans certaines entreprises, même quand la faute est établie.
La Cour rappelle ici que le respect de la dignité humaine est un droit fondamental, y compris pour les salarié·es fautifs.
Cette jurisprudence :
Brise l’impunité managériale : l’employeur ne peut plus se cacher derrière la "faute grave" pour se livrer à des comportements humiliants.
Rétablit un équilibre entre le pouvoir disciplinaire de l’employeur et le droit au respect du salarié.
Reconnaît un préjudice moral spécifique, distinct de la perte d’emploi.
À retenir pour les élu·es du personnel et les salarié·es :
La faute grave ne justifie pas tout : le salarié reste un être humain, qui mérite d’être traité avec respect.
Un licenciement peut être légitime mais mené de façon vexatoire : ce préjudice moral est indemnisable.
Il appartient aux juges de rechercher les circonstances concrètes de la rupture (ton employé, propos tenus, délai de notification, pression…).
Cette décision est un levier stratégique pour les élus, notamment en cas de ruptures successives ou brutales dans l’entreprise.